Un fléau s’abat dans notre région à partir de 1945 : les criquets
Les incendies qui dévastent la forêt depuis quelques années ajoutés à la sécheresse vont favoriser l’implantation et la prolifération de ces insectes. D’une part, les « brûlés » dessinent par endroits un paysage de steppes ; d’autre part, les criquets recherchent les aliments acqueux comme le maïs ou les molinies (paleine). Ces autochtones vont devenir grégaires et migrateurs : ce sont donc des vols noirs qui vont ravager les petites cultures de la Lande, ils iront jusqu’aux plaines de Gascogne et aux rives de l’Adour. Dans le secteur des Petites Landes, la grande invasion a lieu en 1947.
Nos aînés témoignent :
« Ca cachait le soleil, tellement il y en avait », c’était « comme un nuage », « une vague », « un énorme essaim », en d’autres termes une invasion. Ce sont des milliers d’insectes qui déferlent sur la région, des locusta
migratoria, les criquets migrateurs. Ils sont inarrêtables : « on avait un ami de Bourriot qui venait nous voir, il les a trouvés, ils traversaient de notre champ au champ d’Hubert, il était en voiture, il a dû s’arrêter, il n’a pas pu traverser. C’était un nuage, il ne pouvait pas, il ne voyait plus la route ». C’était en 1947, un après-midi de la fin du mois d’Août.
Alors, que faire ? Faire du bruit : « ils avaient essayé dans le quartier ici, de taper sur des casseroles », « on faisait du bruit, tous les gens de la famille, les garçons, les filles, les grands, les vieux, les petits » mais « ça détournait peut-être les premiers qui se posaient », « l’avant de la vague », mais quand les autres arrivaient … Certains ont employé les grands moyens : « mon oncle, il est allé les attendre au bord de l’eau avec le fusil, une cartouche de poudre. Deux coups de fusil : dans le nuage, ça fait un rond, [un trou], et puis c’est tout, ils vous passaient dessus, ils avançaient ». Les livrer en pâture à la volaille : il n’en a même pas été question, de toute façon « il n’y avait pas assez de volailles pour mettre dans les champs », et les poules « elles étaient plutôt affolées ». On n’a même pas sonné les cloches, « c’est tellement vite fait qu’il n’y a pas grand-chose à faire ». On ferme la maison pour les empêcher d’entrer, on suppose qu’il ne valait mieux pas « laisser la porte ouverte ». On a bien cette poudre, dont on ne connaît ni le nom, ni la provenance (1), « c’est une poudre qui était diluée dans l’eau », on chargeait « cette mixture » sur une jeep, et on allait la sulfater. On avait « touché un ou deux appareils par quartier pour les incendies, alors on s’en est servi pour les criquets ». « C’était les larves qu’on traitait, parce que quand ils étaient adultes, c’était trop tard ». Si son efficacité est très conditionnelle, on se souvient en revanche de son odeur : « ça sentait tellement mauvais que c’était intenable ».
(1) Tous ont entendu parler de DDT (DichloroDiphénylTrichloroéthane), mais aucun ne peut affirmer qu’il s’agissait réellement de ce pesticide, très utilisé cependant dans ces années-là avant d’être interdit un peu plus tard, quand on découvre qu’il est très cancérigène.
En une heure et demie, les criquets dévastent tout. « Quand ça passait, ça ne vous laissait rien, rien du tout ! » : les récoltes disparaissaient à vue d’oeil, « dans le maïs, vous voyiez descendre les feuilles, ça descendait,
ça descendait, ça se nettoyait, il ne restait que la tige », et le mil, « la millade », « plus de jardin », mais aussi les feuilles des arbres, les fruitiers, « les acacias, les chênes, tout y passait ! Sauf les pins ». Ils laissent des monceaux d’excréments, « c’était sale, ça avait une odeur épouvantable quand ils étaient passés ». Et ces déjections pèsent et font aussi des dégâts : « ils ne mangeaient pas la vigne, mais tellement qu’il y en avait, [avec le poids], on avait toute la vigne par terre » ; « on avait un puits, quand on regardait, tellement il y en avait eu, on aurait cru qu’on y avait mis un sac de semence d’avoine, ces déchets c’est comme de la semence d’avoine».
Et après, dans chaque quartier, dans chaque maison, « on allait voir dans le champ, il n’y avait plus rien. Alors on revenait ». « C’était triste après », « ça fait mal au coeur » : « la désolation, il n’y avait plus rien à faire ».
Et pourtant, il faut continuer, alors on s’interroge : « qu’est-ce qu’on va faire ? Il n’y a plus rien à manger, qu’est-ce qu’on va devenir ? ».
Pour traverser cette année sans récoltes, il ne reste que « ce que vous aviez dans les pots, le cochon tué l’année dernière », « il y a les patates au grenier, l’ail, l’oignon, l’échalotte qui étaient dans la terre », « on faisait du tourin » : « tout ce qui était caché pouvait servir ». On est dans l’immédiat après-guerre, on sait se débrouiller : « on avait les vaches, on avait du lait, on faisait du beurre, du fromage », « certains faisaient de la tisane de chiendent », « le café, c’était du blé séché dans la poêle au pied du feu, et moulu », « on a la volaille », donc les oeufs, « et quand on tue un poulet, on ne jette pas le sang », on fait de la sanquette. Il y a quand même quelques bonnes nouvelles : « on avait coupé le blé, on avait le pain », et « chacun avait sa petite vigne ».
Et puis, il reste les pins, alors il va falloir « faire couler la résine » pour avoir « un peu d’argent ». Pourtant quelquefois, tout cela ne suffit pas : « on avait une vache qui appartenait au propriétaire, il a dû venir se la chercher
parce qu’on n’avait pas de quoi la nourrir, il n’y avait plus d’herbe ». Et certains ont même dû partir : « chez nous, il n’y avait plus rien, chez mes parents non plus, tellement que notre soeur, la cinquième, elle est partie bonne à Roquefort, parce qu’il n’y avait plus assez».
Si quelques coins ont été moins touchés, comme « celui de Louise Dubédat, de Roman, là ils y étaient moins passés », à l’avenir, on ne peut pas compter sur la chance. On a peur qu’ils reviennent, mais les moyens de prévention sont très limités. « Il faut traiter les larves au printemps », les larves, on sait où on peut en trouver : « avec Bétuing, en 48, on est parti au Poteau, on arrivait, ça grouillait, tu en avais une épaisseur comme ça [environ 30 cm], comme des tétards. On n’avait pas de cuissardes, on avait les bottes, et quand ça arrivait à hauteur des bottes, on ne voulait pas que ça rentre dedans. On a tout vidé, « Que va manquan », il disait, et il y en avait partout, et encore, et encore ; on est revenu ici, et le lendemain, il y en avait toujours ». Surveiller ? « Il y avait des milliers d’hectares, d’ici il faut aller jusqu’à la mer, qui c’est qui a le temps à perdre ? », « on était sur notre métairie », « chacun se débrouillait chez lui ». Il y avait bien quelques « moutonniers de plus qu’à présent, au nord, [vers Captieux], c’étaient eux qui donnaient un peu l’alerte peut-être », mais finalement, si les criquets revenaient, on ne serait pas plus averti que l’année d’avant : « maintenant on l’aurait peut-être su par les radios, mais à l’époque, tu avais le journal le dimanche », « il n’y avait pas internet », « ni le téléphone, ni rien ».
On ne peut compter que sur mère-nature, les criquets ne pouvant pas voler dès qu’il y a un peu de rosée, quand l’humidité revient, ils disparaissent. D’ailleurs, ils n’ont été là que les années de sécheresse, « on a passé 4
ans, on n’avait pas de pluie presque, c’était sec », et c’est « pendant les premières années de sécheresse, [qu’]ils se sont intégrés, reproduits sur la région ». Mais on ne les avait pas vus avant, les anciens n’en avaient pas le souvenir, et « on ne les a jamais revus ici depuis ! »
Merci encore à Clémence NADEAU, Alain BERNADET, André LAFFITTE et Marcel ESCOUBET pour leurs précieux témoignages.